« Les Suppliques », un supplice sous l’administration de Pétain

Les Suppliques

Photo : Simon Gosselin

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Les « Suppliques », ainsi appelait-on les lettres envoyées par les familles juives spoliées aux autorités françaises sous l’Occupation. Avec ce spectacle, le Birgit Ensemble poursuit son exploration des pages noires de notre Histoire. Cette fois, avec force.

Depuis qu’elles ont crée le Birgit ensemble, alors qu’elles étaient encore élèves au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Julie Bertin et Jade Herbulot lient théâtre et Histoire (celle du XXe et XXIe siècle d’abord). Leur premier spectacle Berliner Mauer : vestiges qui racontait étonnement, l’histoire du Mur de Berlin, avait été a créé au Théâtre du Conservatoire en décembre 2013 puis repris l’année suivante au Théâtre Gérard Philipe – Centre dramatique national de Saint-Denis. Et c’est dans ce même théâtre qu’elles créent aujourd’hui Les Suppliques et, pour l’occasion, retrouvent le tonus de leur premier spectacle.

Entre temps, avec beaucoup d’aléas et de confusions, elles avaient abordé d’autres nœuds de l’Histoire européenne à travers Memories of Sarajevo et Dans les ruines d’Athènes, spectacles créés au Festival d’Avignon 2017. Puis elles avaient entamé un nouveau cycle consacré à la République française avec différents projets dont l’oubliable Les Oubliés. Alger-Paris en janvier 2019 au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française.

Cette fois, pour Les Suppliques, elles se sont appuyées sur les travaux de l’historien Laurent Joly qui a co-écrit avec le cinéaste Jérôme Prieur un film portant le même titre que le spectacle, Les Suppliques, diffusé sur Arte (mais malheureusement aujourd’hui indisponible en replay). Prieur a une filmographie nombreuse qui va d’Artaud (La véritable histoire d’Artaud le momô, avec Gérard Mordillat) à l’Allemagne hitlérienne en passant par Vichy (Darlan le troisième homme de Vichy). Et Laurent Joly est l’auteur de nombreux livres sur cette période, citons, récemment, Antisémitisme de bureau : enquête au cœur de la Préfecture de police de Paris et du Commissariat général aux questions juives (1940-1944) chez Grasset, La délation dans la France des années noires chez Perrin, ou encore La rafle du Vel d’Hiv. Paris, juillet 1942, à nouveau chez Grasset.

C’est en écrivant sa thèse sur le Commissariat Général aux Questions Juives (CGQJ) que Laurent Joly avait découvert une vingtaines de lettres de famille juives, des suppliques adressées au CGQJ ou à Pétain lui-même, réclamant non pas la lune mais un peu d’humanité. Autant de fins de non recevoir. La plupart des signataires, juifs, seront comme de nombreux juifs français ou vivant en France, arrêtés, déportés, et voués aux chambres à gaz. Le Birgit ensemble a choisi six de ces lettres. Six destins, non seulement celui ou celle du ou de la signataire, mais de toute une famille. Elles, ils ont pour nom Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacenelenbogen et Charlotte Lewin.

Il se peut que l’un d’entre eux ait lu, quelques années auparavant, ces lignes de Céline dans L’école des cadavres : « Les Juifs, hybrides afro-asiatiques, quart, demi nègres et proches orientaux, fornicateur déchaînés, n’ont rien à faire dans ce pays. Ils doivent foutre le camp. Ce sont nos parasites inassimilables, ruineux, désastreux, à tous les égards, biologiquement, moralement, socialement suçons pourrisseurs. Les Juifs sont ici pour notre malheurs. »

Les familles juives du spectacle n’ont peut-être pas eu à affronter des êtres tenant des propos aussi abjects que délirants, mais, et c’est peut-être plus atroce, elles ont eu affaire à des employés ordinaires de l’état français sous Vichy, des administratifs obéissants, pour lesquels un ordre est un ordre et qu’on se doit de l’appliquer. Quant à Pétain, il ne répondait jamais. Kafka rôde derrière bien des répliques. Alors chacun se bat avec ses mots, écrits et dits. Et quand ils se retrouvent autour d’une table familiale, la peur se glisse sous la nappe.

Le Birgit ensemble a poussé l’enquête jusqu’à récupérer d’autres documents, des papiers d’identité, etc, parmi ceux - pas tous - qui ont pu laisser des traces. Tout cela se mêle. Des êtres se battent pour leur vie en écrivant des lettres respectueuses à des êtres qui ne les respectent pas, et, par de dessus le marché, qu’ils embêtent, agacent, dérangent. Une sorte d’abjection ordinaire d’un côté et, de l’autre, une résistance à mains nues, dépourvue d’armes.

Deux actrices et deux acteurs se partagent tous les rôles. Les plus âgés Gilles Privat et Marie Bunel, comédiens aguerris, interprètent des pères, des mères tour à tour accablés et lutteurs, essayant de rassurer, ne perdant pas espoir. Les plus jeunes Salomé Ayache (sortie du CNSAD) et Pascal Cesari (sorti de l‘école de Saint-Étienne) interprètent parfaitement la génération future souvent sans futur, mais aussi, - nous sommes au théâtre - ceux-là même qui en veulent à leur vie. Tous s’en tiennent magnifiquement à une belle sobriété, sans le moindre pathos. Dans un moment de grâce, comme un implicite adieu, tous les quatre esquissent une danse toute simple réglée par Thierry Thieû Niang avec l’extrême sensibilité qu’on lui connaît.

Dans la petite salle du TGP, le public est disposé en deux blocs qui se font face. Au milieu la table familiale, sur le côté un bureau, ailleurs un guéridon. Un foyer déjà en lambeaux, éclaté comme le seront les familles à l’heure des arrestations. D’un tiroir, d’une pochette en plastique, on extrait une lettre, une réponse négative... Sobrement oppressant.

Alors tout effet de théâtre (au début ces toiles qui recouvrent les meubles et que l’on soulève de concert, à la fin, cette fumée blanche qui couvre le sol) semble de trop, inadéquat. Quand les quatre viennent saluer le public, l’air, soudain, devient plus léger.

Jean-Pierre Thibaudat - Le Club de Mediapart - 5 décembre 2023

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