Les Suppliques, des appels à l’aide partis en fumée
Photo : Simon Gosselin
Au lendemain de la défaite française de 1940, l’occupation allemande et la mise en place de l’État Français s’accompagnent d’une série de lois antisémites. De nombreuses familles juives plaident leur cause auprès de l’administration de Vichy, parfois même auprès du Maréchal Pétain. Réfugiés, apatrides, étrangers, français, tous font face à la même indifférence glaçante des institutions. Les comptes sont gelés, les commerces réquisitionnés, les arrestations arbitraires, les déportations massives. Mais rien, rien dans ces courriers désespérés n’émeut les fonctionnaires et responsables politiques.
Toutes ces lettres ont été conservées. C’est là le matériau de cette pièce du Birgit Ensemble : Les Suppliques. Armées de ces mémoires à trous, de ces textes déchirants auxquelles la suite de l’Histoire donne des notes tragiques, Julie Bertin et Jade Herbulot signent un spectacle bouleversant. Sur la base du documentaire du même nom de Jérôme Prieur, co-écrit avec Laurent Joly, par ailleurs conseiller historique de la pièce, elles créent un théâtre documentaire qui laisse résolument place à son propre imaginaire, qu’il soit verbalisé, dansé ou simplement porté par la fumée qui s’échappe du plateau.
Mise en scène subtil et habile, elle cache ses comédiens dans un public réparti des deux côtés du plateau. Quatre comédiens d’une épatante justesse qui nous prennent à témoin. Salomé Ayache, Marie Bunel, Pascal Cesari, Gilles Privat. Des présences qui ouvrent le regard sur cet ingénieux dispositif bi-frontal. Tour à tour, ils se lèvent simplement comme s’ils se portaient volontaires pour incarner ces récits tragiques, quitte faire entendre ensemble un même personnage ou au moins tenter de le construire.
Une éthique de la représentation
Nombre de productions ont fait leur beurre sur l’esthétisation de la Shoah, faisant des souffrances des dizaines de milliers de familles juives un ressort narratif. Si l’émotion que ces créations suscitent est sincère, elle occulte le caractère profondément politique des violences qui leur ont été infligées. Au théâtre comme au cinéma, refuser le tire-larme sur le sujet est une question d’éthique. On ne récolte pas les applaudissements d’une salle (que le sujet oblige de toute façon) sans rien devoir aux souvenirs que l’on exploite.
Reste alors la possibilité de documenter. Documenter pour ne pas romancer, pour ne pas trahir, pour ne pas se donner en spectacle. Pour cela, Les Suppliques s’arment d’humilité et d’un rigoureux travail de mémoire pour que l’émotion soit subtile. Le pari était pourtant vertigineux au regard de toute la (sur)production sur le sujet. Que dire de nouveau ? Comment ne pas puiser sans cesse dans les mêmes larmes ? À ces deux questions, une même réponse : la mémoire. Rien de plus fluctuant que la mémoire d’un traumatisme collectif. Rien de plus politique. Rien, en somme, de plus actuel qu’un même souvenir, sans cesse revisité, réinvesti politiquement, quitte à être dévoyé.
L’histoire d’un doute
Toute création parle de son époque, quel qu’en soit l’objet. Tout, des choix scénographiques aux conventions de jeu trahit le présent. Mais c’est finalement de ce présent dont il est question dans Les Suppliques. Le spectacle ne traite pas tant des persécutions antisémites de la France de Vichy que de la mémoire qui en est gardée. Cette mémoire aujourd’hui encore est une mémoire empêchée. Parce que si on se raccroche aux chiffres sans peine, les récits, eux, se dérobent, comme la fumée d’une cigarette.
Et ce sont toutes ces choses qui ont infusé dans la mise en scène du Birgit Ensemble. Un récit qui assume la reconstitution, la recherche, le doute. Des partis pris esthétiques qui trahissent une prudence bienvenue : les histoires dans lesquelles on nous plonge sont pleines de trous. Inutile de prétendre le contraire. C’est là le tour de force de Jade Heburlot et de Julie Bertin : ménager des instants de poésie, de fiction pure sans jamais déroger à la réserve qu’implique sa démarche initiale. Ainsi, on voit la talentueuse distribution de la pièce s’emparer des souvenirs qui leur ont été laissés. Solennelle, l’équipe ménage pour chacun de ces objets une touchante dextérité (à l’exception d’un portrait de Pétain qui se voit piétiné). Certains restent d’ailleurs sous plastique. Comme des preuves. À l’heure où on observe un écœurant rebond antisémite, le Birgit nous met sous les yeux que la liberté tient à peu de choses. Sous leur mince filet de poussière, les idées rances trouvent une contemporanéité qui interroge.
Mathis Grosos - L’œil d’Olivier - 13 décembre 2023
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