Julian et Christoph Prégardien, fils et père à la Cité de la musique

À la Cité de la musique - Philharmonie de Paris, on continue aussi à concevoir des descendances musicales. Quoi de mieux que le mythe de Prométhée pour donner le coup d’envoi d’un de ses livestreams « COVID », qui plus est pour un concert avec Julian et Christoph Prégardien, deux ténors père et fils ? C’est donc l’ouverture des Créatures de Prométhée – la première musique de scène de Beethoven – qui retentit dans la Salle des concerts de la Cité de la musique, à laquelle nous avons pu avoir accès pour le direct. L’Orchestre de chambre de Paris y sonne extraordinairement tellurique sous la baguette de son nouveau directeur musical Lars Vogt. La terre s’ouvre en turbulences fantastiques sur un noyau de graves en fusion. Plus tard, un vertigineux nuage de suie s’abat sur l’ouverture de Coriolan, la guerre est déclarée entre les violoncelles onctueux et les frénétiques timbales et contrebasses, rehaussées de cors du Jugement dernier. Force est de constater que Beethoven interprété comme un roman de Tolkien fonctionne plutôt bien, même si des levées légèrement plus acérées auraient pu rendre cette plongée en Mordor bien plus immersive encore ! La relecture est le fil conducteur du concert, aussi (et surtout) habilement agencé de lieder de Schubert (« disciple » de Beethoven) parfois accompagnés au piano par Lars Vogt, et la plupart du temps réorchestrés par d’autres héritiers très divers (Reger, Brahms, Liszt, ayant tous trois commencé la musique avec leur père, ou Clara Olivares, compositrice associée de l’Orchestre de chambre de Paris en 20-21).

Sous cette couche méta, Christoph et Julian Prégardien se donnent la réplique. La paternité peut être littérale, comme dans Der Vater mit dem Kind, où les deux hommes allongent merveilleusement les fins de mots sur les jeux d’ondulation aériens de Lars Vogt. Dans Im Abendrot, ils utilisent la force du feuilleté autour du feu follet du piano. Les contrastes de la filiation se retrouvent dans les rêveries de Nacht und Träume, qui voit les chanteurs se faire face comme des rivaux pourtant dans une ascension commune, ou dans les antithèses de Greisengesang. Dans cette deuxième pièce, Christoph Prégardien vogue avec une humble assurance au milieu de phrases ouvertes à toutes les éventualités. Les chakras vocaux s’ouvrent sans discontinuer dans des clairières orchestrales aux couleurs mirifiques.

Si les deux ténors réussissent à confondre leur timbre, c’est pour montrer l’indivisibilité des liens du sang. Le fils éclaire de sa lanterne sous des formes plurielles, autant dans la rage douce que dans le dialogue des textures, qu’il surmonte avec une épatante grammaire phonique des consonnes et une création de sources chaudes en osmose avec l’orchestre (à un ou deux moments mise à mal par le volume de l’orchestre). La projection rejoint souvent la rondeur de la prosodie, et la voix de tête sait exprimer l’indicible dans l’extrait du Christ au mont des oliviers. Le père maîtrise la circularité de la prosodie comme personne : l’aventure du texte ne semble jamais s’arrêter, le velours des mots rencontre le sens des notes. Il s’avère cependant un peu moins inventif de malléabilité expressive dans l’extrait d’Alfonso und Estrella, alors que Lars Vogt déploie des trésors de gourmandise avec son ensemble.

Thierry Thieû Niang met en espace et danse (aux côtés de Jonas Dô Hùu) ces destins poétiques, faits de stop and go. Les déplacements scéniques apportent une profondeur discrète aux airs de famille, tandis que les chorégraphies suivent avec plus d’évidence les contours de la musique. La conduite accompagnée trace son chemin. La transmission suit son cours. Les Prégardien ont encore plein d’histoires à nous raconter, l’Orchestre de chambre de Paris est à son meilleur avec Lars Vogt, et la Philharmonie de Paris continue à être le partenaire de nos soirées pyjama confinées.

Thibault Vicq - Opéra Online - 26 janvier 2021

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