Thierry Thieû Niang : restons patients, confiants, courageux...

Talismans en temps de confinement

Photo : Thierry Thieû Niang

Le danseur et chorégraphe Thierry Thieû Niang travaillait à deux spectacles pour Avignon quand tout s’est arrêté. Confiné à Paris, il nous a envoyé cette lettre écrite le dernier dimanche d’avril 2020.

La civilisation s’est créée le jour où une personne a commencé à danser - à soigner - avec une autre, à ne pas admettre qu’elle puisse mourir.

Restons patients, confiants et courageux, toujours à l’écoute pour que le monde guérisse et se console et demandons nous comment nous aimerions reprendre le cours de notre vie.

J’ai profité de ce jour ensoleillé et chaud pour une balade en suivant le soleil sur les trottoirs tout autour du parc fermé des Buttes Chaumont et puis j’ai grimpé sur le toit de l’immeuble. Entre voisins on se laisse sur le paillasson des films à voir, des dessins d’enfants, des recettes de cuisine ou des gâteaux, des journaux et des livres, des autorisations pour ceux qui comme moi n’ont pas d’imprimante et la clé du toit.

Je m’y suis installé, torse nu, pour lire, et même fumer une cigarette et goûter à cet instant magique jusqu’au coucher du soleil, entendant les applaudissements de la ville pour les soignants !

Oui, je tiens debout - assis et couché - entre compassion et écoute, colère sourde et tendresse partagées, entre les messages des amis proches qui confinés réinventent leurs quotidiens, profitent de la nature, des jardins et des terrasses ouvertes et d’autres messages de proches entassés dans de petits appartements anxiogènes, quelquefois sans ressources, ou avec quelqu’un de malade impossible à visiter, ou pire n’ayant pu aller aux obsèques l’un de sa grand mère, l’autre de son frère.

Il y a ceux qui ont encore un travail et prennent tous les risques pour le garder. Ceux qui craignent pour l’avenir de leurs enfants. Et il y a ceux qui ont faim ou peur. Ce sont souvent les mêmes.

Il y a les messages impatients des adolescents autistes avec qui je travaille et qui enfermés dedans déjà, vivent très mal que le dehors leur soit interdit, leur quotidien remué, et souvent les familles restent impuissantes et désarmées, aujourd’hui épuisées. Leurs psychiatres et psychologues ont été recrutés pour soutenir les soignants dans les services de réanimation !

Je sais aussi par expérience que l’on ne revient pas d’un chagrin, d’un deuil, d’une sombre traversée. Nous ne sommes plus les mêmes.

Ne soyons plus les mêmes, même si la tristesse peut continuer de nous mordre et nous atteindre car nous éprouverons toujours un besoin désespéré d’être avec les autres, parmi les autres.

Mais j’ai bien peur que lorsque nous sortirons de ce temps le réel des uns et des autres se cogne, et se blesse tant nos expériences de retrait au monde ne sont pas communes, pas pareilles.

Et quoi de nos projets ? Nos métiers ? Nos vies ?

Ce sera compliqué de partir à l’autre bout du monde si partout les frontières restent fermées ; ce sera difficile de mettre en route des créations ? Comment à la sortie du confinement retrouverons nous les chemins des théâtres, des cinémas, des musées ?

Comment allons nous nous retrouver et ensemble partager la vie ?

Les deux projets en cours de création - Novarina / Bellorini et Vossier / Theron - sont reportés, annulés pour Avignon. Avec les deux équipes nous cherchons comment nous allons nous retrouver et travailler vite, les uns avec les autres. Comment les corps bougeront, ensemble et séparés. À quelle distance, par quels mouvements ? Le moindre geste. Un par un ? Puis deux. Après demain trois. Puis dix. Cent. Mille.

Oui, il nous faut continuer.

Tenter, inventer, partager. Chercher dans les livres et les heures, le loin et le proche, les enfants et les vieux, les vivants et les absents. Le monde.

Alors, ensemble, on y va, on continue, on rêve...

On danse !

D’accord ?

Nos estamos viendo.

Nous sommes en train de nous voir.

Enfin, ces mots de Pierre Guyotat parti en ce début d’année. (Tous les mois nous marchions ensemble, bras dessus, bras dessous dans Paris. La dernière phrase de son livre Coma - que j’ai mis en espace pour Patrice Chéreau - est : "patience, patience", le livre se termine avec une virgule !) :

« Attendons, voyons, faisons ce qu’on peut, on ne peut pas non plus tout faire. Il faut bien se garder aussi de cette sagesse de l’âge qui est un peu stupide. Il faut rester dans la mémoire de son corps jeune, infatigable, disponible, politique : et l’esprit alors vous le rend bien. Donc, il faut rester politique, finalement. » ( Divers, textes, interventions, entretiens, 1984-2019, Belles lettres).

Voir en ligne : Retrouvez ce texte sur le site Médiapart

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