« Personne » : un père et des fantômes
Photo : Nadège Le Lezec
Dirigée par Élisabeth Chailloux, Sarah Karbasnikoff s’empare avec délicatesse et force de Personne, de Gwenaëlle Aubry. Le portrait très peuplé d’un « mouton noir mélancolique » par sa fille.
Sur une scène toute grise, comme pétrifiée quelque part hors de tout espace-temps connu, Sarah Karbasnikoff fait presque figure d’anomalie. Elle vit, quoique discrètement, à pas feutrés. Elle n’est pas une chasseuse de fantômes. Elle ne vient pas traquer le père de Gwenaëlle Aubry, avec qui cette écrivaine et philosophe réussit dans Personne (Mercure de France, 2009) le dialogue rendu impossible dans la réalité par les troubles mentaux qui firent de François-Xavier Aubry, selon ses propres termes, un « mouton noir mélancolique », titre d’un manuscrit laissé à sa fille avec la mention « À romancer ». La comédienne accomplit avec le texte publié ce que Gwenaëlle Aubry a fait avec le manuscrit trouvé : elle l’entoure de son affection et lui donne une forme, sans lui attribuer un sens unique, en évitant d’en donner une interprétation.
Abécédaire
Élisabeth Chailloux, appelée par l’actrice, a su l’aider à trouver la distance juste par rapport à ce livre, présenté comme un roman non parce qu’il adopte une forme connue mais parce qu’il échappe à toute définition. Pour mettre en gestes le singulier échange fille-père, la metteuse en scène a elle aussi sollicité un autre artiste, le chorégraphe Thierry Thieû Niang. Pour aborder Personne, il faut être nombreux. Et, surtout, il faut éviter de faire sentir qu’on s’y est mis à plusieurs. Ce serait s’immiscer dans l’entrelacement des mots du défunt et de son enfant, et faire de l’ombre aux nombreux fantômes qui les entourent.
Un montage vidéo rend présents ces absents qui nous rapprochent de la femme cherchant son père.
Sarah Karbasnikoff se lance dans sa partition avec autant de gravité que de joie. Composé sous forme d’abécédaire, le roman contient une part d’enfance, de ludique, qui est pour la comédienne et ses partenaires une invite qu’ils partagent avec subtilité. La première entrée, « Antonin Artaud », fait d’emblée de la parole intime un théâtre où non seulement le spectateur est le bienvenu, mais aussi de nombreux personnages et personnalités. Après Antonin Artaud, dont la folie résonne avec celle du père, sont par exemple convoqués James Bond, Dustin Hoffman, Jean-Pierre Léaud ou encore Zelig, le personnage caméléon de Woody Allen. Un élégant montage vidéo rend présents ces absents qui nous rapprochent de la femme cherchant son père sans espoir de le trouver. Parce que lui-même n’a jamais su qui il était.
Anaïs Heluin - Politis - 17 janvier 2024
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