Le vent se lèvera encore

Iphigénie de Tiago Rodrigues, Festival d’Avignon 2022

Iphigénie de Tiago Rodrigues

Photo : Christophe Raynaud de Lage

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Avignon, Opéra Grand Avignon, vendredi 8 juillet 2022, 18h

C’est dans l’Opéra Grand Avignon sur la célèbre place de l’Horloge, cœur de la ville, que nous nous sommes rendus pour assister à Iphigénie, la pièce de Tiago Rodrigues, mise en scène par Anne Théron. Le prochain directeur du Festival apparaît ainsi à l’ouverture de cette édition, la dernière pour Olivier Py, après sa mise en scène de La Cerisaie, l’an dernier dans la Cour d’honneur. Et c’est une de ses réécritures des mythes antiques qu’Anne Théron a choisi de mettre en scène. Associée au TNS, tout comme Vincent Dissez qui est dans la distribution, elle s’empare du texte dont elle reconnaît qu’il l’a « immédiatement bouleversée » quand elle l’a découvert il y a quelques années. C’est que l’écriture de Tiago Rodrigues est propre à toucher, à faire naître l’émotion – on peut le percevoir également dans Chœur des amants, récemment publié en 2021 aux Solitaires intempestifs. La metteuse en scène évoque « une prosodie exceptionnelle qui fait entendre la chair des mots ». Par son approche qui ne verrouille pas le théâtre sur le texte, Anne Théron propose ici une création associant vidéo, son et chorégraphie dans une collaboration active avec Thierry Thieû Niang, permettant d’en entendre toute la poésie et toute la force en revitalisant le mythe pour finalement le dépasser. Nous en rendons compte ici.

Les spectateurs prennent place progressivement et c’est une agitation des grands moments qui traverse la salle de l’Opéra Grand Avignon pour la deuxième d’Iphigénie, en cette fin d’après-midi de juillet. On remarque immédiatement que le plateau est vide, plongé encore dans l’obscurité même si on devine des degrés, sur un sol à différents niveaux. Les mouvements des spectateurs diminuent et c’est alors qu’un bruit sourd se fait entendre. En provenance du plateau, on distingue ce qui pourrait être le bruit des pales d’un hélicoptère. On voit des lumières multidirectionnelles en provenance des cintres. La pièce s’intitule Iphigénie mais le climat qui s’installe pourrait être celui d’un conflit armé moderne, ce qui crée une distance immédiate avec l’antiquité et Aulis avant la guerre de Troie. A moins de considérer qu’entre une guerre et d’autres, il n’y aurait pas autant d’écart que cela. On entend des cris, des explosions. De la fumée flotte en suspension sur le sol. Des voix lointaines, féminines, comme s’imposant dans le présent du théâtre. « Je veux voir encore la lumière. » Écho des temps anciens ou bien annonce sonore de ce qui va arriver ? Un « Je veux vivre » très net dissipe les interrogations.

C’est alors que la silhouette d’un homme traverse la scène, depuis cour jusqu’à jardin. D’autres le suivent de près. Toutes ces ombres entrent ainsi, à peine éclairées par une lumière étrange qui leur donne l’allure de spectres. Les sons sourds sont saturés et, dans un ballet presque funèbre, les comédiens qu’on voit par intermittence, tous vêtus de noir, se déplacent, changent de place, dans l’obscurité ou pris dans le faisceau des projecteurs latéraux.

On perçoit alors le clapotis de l’eau. Les vagues sur un rivage quand le temps est trop calme. Une mer d’huile au large sans aucun doute, si redoutée par les Grecs anciens pour la navigation à la voile. Deux femmes prennent successivement la parole – Fanny Avram et Julie Moreau à la gestuelle gracieuse et sûre. Un chœur sans présence masculine, sans coryphée dominant la parole. Une parole qui commente et fait d’emblée tomber les illusions. « Quand nous disons que Ménélas a apporté mille navires / Et Agamemnon mille autres / Vous savez, et vous pouvez le voir, c’est évident / Que rien de tout cela n’est vrai / Mais vous croyez quand même à ce que nous vous disons / Car vous vous souvenez, comme nous nous souvenons. » Cette Iphigénie n’est ni celle d’Euripide ni celle de Racine. Pas d’illusion possible sur la fable, tout est fiction, tout est écrit d’avance. « Mais la tragédie s’achève comme toujours : mal / Ainsi, en confiance, nous commençons ». Sans espérance futile, elles clament alors leur colère de femmes. Et des plus terribles. Une colère qui provient du fond de soi. Une colère qui naît de l’injustice répétée, de l’oppression sans cesse renouvelée au fil des époques. Une colère qui ne peut s’oublier par-delà les âges. Anne Théron met nettement en relief cette « méta-théâtralité de la pièce ». Il s’agit bien de faire rejouer le célèbre mythe par ses comédiens mais de le recomposer « à partir de leurs souvenirs ». De cette façon, le présent de la représentation s’impose vraiment comme seule temporalité du récit. Les comédiens tracent peu à peu les contours des personnages, hésitent, rectifient malicieusement parfois les événements, au gré de souvenirs fluctuants, tentant d’en infléchir leur cours, disqualifiant toute intervention divine. Car il n’y a personne « là-haut » dans la pièce de Tiago Rodrigues. Les dieux qui sont effectivement absents, laissent chaque être dans sa béance, dans le vertige d’une liberté qui l’affranchit presque à l’excès, l’obligeant à s’interroger, à se confronter à la mémoire des Hommes pour tenter de s’affirmer contre la fiction tragique dévorante.

Dans une scénographie qui traduit l’instabilité, avec des pans de sol qui se disjoignent, poussés par les comédiens au fil de la pièce, cette lutte contre l’éternel recommencement prend tout son sens. Au lointain, dans une projection qui évolue subtilement – saluons ici, la réalisation soignée de Nicolas Comte, on distingue un rivage, la mer calme, les silhouettes des soldats qui attendent. Car « il n’y a pas de vent ».

Agamemnon – Vincent Dissez remarquable dans une interprétation fiévreuse du personnage – est tourmenté. Refuse-t-il le sacrifice de sa fille Iphigénie exigée pour que le vent souffle, pour que la guerre de Troie ait bien lieu, pour que les Grecs en sortent vainqueurs ? Choisit-il d’échapper au passé qui se répète ? Le peut-il seulement ? Le Vieillard, toujours formidable Philippe Morier-Genoud, ici tout en gravité, n’a pas la possibilité de modifier la machine infernale qui est lancée, malgré une lettre qui empêcherait opportunément le dénouement funeste. Le Chœur apporte une explication : « La tragédie est trop rapide pour le vieillard ». Le temps est l’ennemi car il passe inexorablement à l’intérieur.

Dans la tradition du dialogue agonistique, Agamemnon va s’opposer à son frère Ménélas – Alex Descas puissant de fermeté. Et l’attrait du pouvoir sera le plus fort. Agamemnon prend sa résolution : sa fille doit mourir. Implacable machine que la tragédie menée par les hommes. Ulysse – tout aussi puissant Richard Sammut – vient confirmer que tout se passe suivant l’hybris dévastateur des mâles. « Oui, c’est le seul moyen », hurle-t-il. Seul, Achille joué par João Cravo Cardoso, va chanter l’amour à Iphigénie – et en portugais, autrement dit dans un autre langage ô combien envoûtant – et faire vaciller la certitude que l’ivresse du pouvoir va l’emporter. C’est cependant inutile et, dans une tout aussi vaine espérance, Agamemnon croit sentir que le vent se lève. Mais on ne peut tout avoir et il a fait son choix.

Les femmes incarnent les seules figures du refus. Clytemnestre d’abord – Mireille Herbstmeyer est absolument sublime. L’affrontement avec son époux est tout à fait saisissant. Elle y déchaîne ses forces, digne et redoutable jusque dans la menace, quand elle comprend que le piège se referme sur elles deux : sa fille condamnée à mourir, elle-même condamnée à subir cette perte. Car Clytemnestre est une femme qui ne veut plus rien subir. Elle réclame sa liberté devant la tragédie qu’elle récuse. C’est pourquoi elle propose à Agamemnon de renoncer comme elle le fait. « A tout ». Pour qu’ils se sauvent tous. Et même si elle ne parvient pas au changement tant souhaité, elle est une authentique résistante. Une femme dont les mots font retentir la redoutable colère. On connaît la suite.

Enfin, Iphigénie qui s’est longuement tue, va parler. C’est la lumineuse Carolina Amaral qui incarne la jeune fille, victime de la folie des hommes. Reprenant la formule d’Anne Théron, on peut considérer qu’elle est celle qui dit « seulement non ». Dans un discours vibrant, son destin scellé, elle choisit délibérément sa mort, rompant tout lien avec les dieux, les figures masculines qui l’entourent et l’objectivent par le mensonge. Elle devient enfin sujet pensant et décidant. Même si le prix de sa liberté est le consentement à sa propre mort, c’est la vie célébrée, malgré tout.

La mise en scène est somptueuse. La scénographie, l’usage des sons et surtout de la vidéo apportent une beauté plastique indiscutable à l’ensemble. Les comédiens pour la plupart très expérimentés, à la diction pleine de raffinement et à la présence éclatante sur scène, proposent un jeu précis, empreint d’une grande sensibilité. Ce qui pourrait sembler par moments, une forme d’immobilité de leur part révèle plutôt une chorégraphie à bas bruit, aux pas mesurés, aux gestes feutrés, résultat du remarquable travail de Thierry Thieû Niang pour cette réécriture transcendant le mythe antique.

Anne Théron exprime un souhait : « que les spectateurs sortent chargés de […] ce besoin fou de vivre ». Souhaitons-le avec elle car le vent se lèvera encore. Mais on pressent désormais qu’il peut tourner.

Thierry Jallet - Wanderer - 11 juillet 2022

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