« La douleur »… Poignant et bouleversant !
Photo : Simon Gosselin
C’est un retour, ô combien qualitatif, de Dominique Blanc avec « La douleur », texte qu’elle avait déjà incarné en 2008 dans une mise en scène de Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang, et qu’elle avait joué ensuite de nombreuses fois. Ce compagnonnage théâtral de l’artiste avec ce texte est en résonance profonde avec les guerres oubliées qui accompagnent le monde et celle, connue de tous en Occident, entre l’Ukraine et la Russie. L’absence confine ici à l’affliction pour un époux mais qui peut être aussi pour un fils, un amour ou un père, parti en guerre, et dont on ne sait s’il reviendra.
« La douleur » (1985) est un recueil de six nouvelles de Marguerite Duras (1914-1996) dont la plus longue, éponyme, relate l’attente qu’elle a vécue alors que son mari, le poète, écrivain et résistant Robert Antelme (1917-1990), avait disparu. François Mitterrand (1916-1996), alors secrétaire général des Réfugiés, des Prisonniers et des Déportés, le localise à Dachau et le fait évader du camp avec l’aide de Dionys Mascolo (1916-1997). C’est autour de ces éléments historiques vécus qu’est construite « La douleur » basée autant sur des faits réels que sur l’imagination, détournant la réalité selon certains, de l’écrivaine.
À l’entame, c’est une voix claire et bien distincte, celle de Dominique Blanc, qui se détache d’une semi-obscurité où, côté cour, se situe une table habillée d’une assiette, d’un couteau et d’une pomme. La démarche du personnage est peu assurée, de celle qui appréhende un futur. La scénographie découvre un sol noir avec une arrière-scène de même couleur. Une table et ses deux chaises de bois donnent à la scène une matité aux couleurs accompagnée d’une lumière diffuse. Sur celle-là, trônent aussi un verre et une bouteille d’eau non utilisés.
Au démarrage, la comédienne est assise de dos. Côté jardin, sept autres chaises, sauf une dont le dossier est à contresens de ses voisines, sont à l’opposé de cette table. Celles-ci posent une fixité comme si le temps s’était arrêté et dans un rare moment d’expression vive, le personnage en fait tomber violemment une.
Cette entame vocale en position assise et de dos symbolise un repli sur soi au travers d’un monologue qui interroge un monde, une situation et cette relation à l’autre, disparu hypothétiquement de façon temporaire ou définitivement. C’est sur cette appréhension aussi furtive qu’un trépas et éternel qu’un supplice que se noue le drame. Le silence corsète chaque groupe de mots et fait écho à la mort et au tragique. La vie et l’espoir sont, quant à eux, incarnés dans la voix. La parole devient le prolongement d’une attente qui se sait douleur. Elle devient ainsi le miroir d’un vide, d’un creux, mais aussi celui d’un absent devenant réel au travers du questionnement d’un passé et d’une existence, avérée ou non, présente.
Tout se déroule dans un espace visuellement large pour des déplacements, mais suffisamment petit pour y être seul. Dans cette intimité se déploie un univers où se mêle aussi l’extime du personnage qui questionne un retour peut-être improbable d’un amour parti en guerre, dans une expectative qui met en balance une souffrance, avec ses doutes et ses incertitudes.
L’incarnation du texte par Dominique Blanc est de très grande qualité avec une montée en puissance tout au long de la représentation. Des grappes de phrases se détachent des silences avec un récit qui démarre et est ponctué par des dialogues racontés. La comédienne incarne autant les mots que les personnages, sans qu’il y ait toutefois pour ceux-ci une volonté d’imitation. Ils sont symbolisés par une attitude, une pose parfois, accompagnée d’un changement de timbre vocal sans que celui-ci soit caricatural. Le récit est toujours habillé d’une sobriété émotionnelle avec, de temps en temps, un lâcher prise dans la voix.
Durant la représentation, le propos devient plus dense, car l’absence plus insoutenable. Le corps s’articule au travers d’une gestuelle plus soutenue. Celui-ci est utilisé comme contrepoint du monologue ou comme un écho de lui-même avec, dans les moments forts, des mouvements de mains et de bras ouverts à l’extérieur et, à d’autres, un corps plus rêche et figé.
Tout est nuancé et équilibré. La souffrance est profonde et raisonnée. Au travers de celle-ci, c’est toute une réflexion qui se noue entre tragique, espoir et lucidité. Quelques confidences politiques se glissent aussi au travers de ce journal, alimentant en partie cette nouvelle, que Marguerite Duras avait tenu en 1944 lors de l’attente de son époux, Robert Antelme.
Ainsi, le personnage principal reproche, entre autres, à de Gaulle (1890-1970) d’avoir rendu un hommage national à la mort de Roosevelt (1882-1945) sans en faire autant pour les millions de Juifs assassinés. Ou quand elle estime que notre grand homme a tourné la page de la collaboration à la fin de la guerre un peu trop rapidement, comme si elle n’avait pas existé.
Dominique Blanc est remarquable de bout en bout. Elle incarne plus que le texte, mais aussi son souffle et son esprit. Les mots de Duras allient poésie et concision dans un tranchant stylistique toujours en équilibre entre sentiments, émotions et clairvoyances. Décrire le jeu de Dominique Blanc, ce serait utiliser moult superlatifs tant celui-ci incarne avec brio le spectre large des différents états d’une expectative bercée de douleur.
Au travers de lucidité, d’espoir et de tragique, la mise en scène de Patrice Chéreau (1944-2013), reprise par Thierry Thieû Niang, décline avec subtilité l’interrogation d’une âme en proie à un présent qui ne peut se projeter, sans certitude, dans un futur. C’est dans ce va-et-vient existentiel que la qualité de jeu a été mise en exergue dans une mise en scène où le corps se dispute au langage, dans une scénographie où les chaises semblent être un lointain clin d’œil à la pièce d’Eugène Ionesco (1909-1994).
C’est tout simplement superbe !
Safidin Alouache - La Revue du Spectacle - 4 octobre 2022
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