Dominique Blanc est Marguerite Duras

« La Douleur », Marguerite Duras, Théâtre National Populaire, Villeurbanne

La douleur

Photo : Simon Gosselin

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C’est une immense chance que nous donne Thierry Thieû Niang de pouvoir assister, encore une fois, à une des grandes mises en scène de Patrice Chéreau, dans ce qui fut son théâtre. Dominique Blanc y est magistrale. Et le spectacle va beaucoup tourner.

C’est Thierry Thieû Niang qui a apporté à Patrice Chéreau le texte de Marguerite Duras, dont il était un lecteur passionné, en partie parce qu’il est d’origine vietnamienne et que ce pays a été dépeint comme jamais par l’écrivaine. Aujourd’hui il se retrouve avec Dominique Blanc, qui obtint à l’époque le Molière de la meilleure comédienne avec ce rôle, pour recréer « La Douleur » dans le respect absolu des notes du metteur en scène disparu.

Un mot, d’abord, sur ce texte autobiographique qui existe à partir d’un ensemble de notes, de pages de son journal, prises entre 1947 et 1949 par une femme terrifiée et horrifiée, sur l’attente du retour de Robert Antelme, poète et résistant, l’homme qu’elle aime (et peu importe qu’il l’ait quittée), ce déporté dont elle ignore s’il est resté vivant, puis par son retour-même. Le livre paraîtra en 1985.

Un mot aussi sur Dominique Blanc pour qui La Douleur « est l’œuvre de [sa] vie, un texte auquel elle ne cesse de revenir et dont elle espère qu’il sera [son] texte de vieille dame. Parce que c’est à la fois un cri, un cœur qui bat, un chant d’espoir, […] un texte sur le courage ».

Sur scène Dominique Blanc est Marguerite Duras. Au lever de rideau (même s’il n’y en a pas), elle est assise dos au public dans la pénombre à cour. Près d’elle, un bureau avec des papiers, une pomme et une chaise, sans doute celle de Dionys Mascolo, son compagnon dans cette incertitude atroce. Puis elle va se lever, relisant dans le désordre pour elle seule ces souvenirs épars et faire resurgir la mémoire. L’immense comédienne incarne magistralement, mais humblement aussi, cette femme dans l’incroyable variété de sentiments qui l’assaillent. Avec cette voix un peu rauque, un peu tremblée, inimitable et ce jeu que Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang ont voulu sobre, minimaliste, car son héroïne ne sait même plus si elle vit.

Ce qu’est un homme

À jardin, neuf chaises figurent l’attente interminable, l’errance d’un bureau à l’autre pour quêter des informations – est-il encore à Dachau ? dans quel état ? – mais aussi la foule de tous ceux qui, comme elle, cherchent désespérément à connaître le destin d’un proche. Tous murés dans une infinie solitude. Belle idée scénographique que ces neuf chaises sur lesquelles elle va s’asseoir, qu’elle va quitter à la moindre lueur d’espoir, qu’elle va bousculer et faire tomber à terre quand elle s’élance dans un élan irrésistible.

Neuf chaises comme des dizaines, des centaines de fantômes qui survivent les uns à côté des autres sans se voir, comme elle, entre vie et mort. Jusqu’à la nouvelle inespérée : François Morland (nom de code du résistant Mitterand) a retrouvé Robert Antelme, perdu parmi les presque cadavres mis de côté, qui l’a reconnu et trouvé la force d’appeler « François…" d’une voix affaiblie. Mitterand préviendra Marguerite Duras de l’état de son mari d’une phrase terrible : « Il en a pour trois jours ». Malgré l’interdiction, il va pourtant ramener cet homme malade, incapable de marcher et qui pèse à peine 38 kilos.

Le retour occupe la seconde partie du livre. Un retour chez les siens et un retour vers la vie, un combat pour ne pas mourir plutôt. L’écriture est vibrante et crue, elle dépeint avec les mots du corps celui qui se vide, incapable d’absorber une quelconque nourriture. Elle dit avec une force et une précision insoutenables que cette merde qui sort de lui, c’est encore la vie.

Reprenant ainsi l’affirmation admirable de Robert Antelme lui-même dans L’Espèce humaine : il n’y a pas d’ambigüité, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique. C’est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. C’est cette conviction qui le fera revenir lentement à la vie avec ces premiers mots de ressuscité : J’ai faim. Ce seront aussi les derniers mots du spectacle. La salle, sonnée, reprend son souffle avant d’applaudir. Une ovation qui salue à la fois la comédienne, Patrice Chéreau, Thierry Thieû Niang et la victoire de l’humain sur l’inhumain.

Trina Mounier - Les Trois Coups - 2 octobre 2022

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