Paul Audi

« Je crois bien ne plus me reconnaître depuis que je t’aime »

Loin de toute approche psychologisante, le philosophe analyse dans le Pas gagné de l’amour son surgissement. Il n’est plus jouissance mais réjouissance, une heureuse intrication des désirs qui leur donne une consistance, un petit miracle qui fait advenir le monde et fonde, l’air de rien, notre humanité.

Il cherche l’amour. Paul Audi enquête sur le passage du désir à l’amour, ce basculement dont rien n’atteste objectivement et, pourtant, dont tout atteste. Car l’état amoureux transforme, transfigure. Bref, il rend unique. Dans son dernier essai, le Pas gagné de l’amour (éditions Galilée), le philosophe emboîte le pas du désir lorsqu’il s’intensifie, s’approfondit puis fait un pas vers l’autre, un pas au-delà de lui-même. Il n’est plus malheur, se sauve de sa petite mort, devient réjouissance. Peut-être pour un instant seulement, mais il place toujours les amants devant l’éternité. Non, l’amour, ce n’est pas gagné. « Nous sommes presque victimes de la qualité de notre recherche, écrivait François Mitterrand à Anne Pingeot. Une banale aventure n’engagerait pas grand-chose. Il faut l’admettre : ce que je désire en toi c’est ta vérité, la vérité de ton être. » Bref, l’impossible.

Votre essai est en fait une ode à l’amour…

C’est d’abord un livre de philosophie, qui tente d’assumer une double gageure : soutenir une positivité absolue de l’amour comme ce qui nous humanise au plus haut point, donc affirmer sans réserve sa valeur absolue, et ne jamais traiter de sa substance en termes psychologiques. Ce n’est pas un exercice de style : j’ai éprouvé le besoin d’écrire non seulement pour penser le phénomène de l’amour mais aussi pour le sauver de sa présentation courante. Il se présente en effet de nos jours soit comme un objet de sensiblerie qui le rend prisonnier d’un sentimentalisme généralisé, soit au contraire comme un objet tenu à distance par un regard cynique qui finit toujours par s’en moquer suite au constat de son impossibilité de principe. Si la philosophie a toujours accordé une place importante à l’amour, elle l’a elle-même souvent abordé comme s’il s’agissait là d’un jeu de dupe, d’une collusion d’illusions face auxquelles le philosophe entend rester lucide. Dans une époque qui ne voit plus rien comme relevant du miracle, je crois qu’il était de ma responsabilité de faire entendre cette pure affirmation : la positivité absolue de l’amour.

L’amour se dévoile comme une tournure du désir…

Je ne me serai posé qu’une seule question : comment l’amour arrive-t-il au désir, étant entendu qu’il est inconcevable sans ce dernier ? J’assume ce préalable comme j’assume de ne parler que d’un amour humain. L’amour apparaît comme une aventure qui conduit le désir à la rencontre de lui-même et à s’apercevoir, en conséquence, qu’à la faveur de cette rencontre il s’est totalement transfiguré.

Il y va alors pour vous d’une tentative de définition de l’amour.

En effet. Paradoxalement, l’amour se présente comme ce qui permet à l’homme d’échapper aux pièges abrutissants de sa propre psychologie, à l’appréhension psychologique de son petit individu, comme disait Jean-Jacques Rousseau. L’amour, c’est ce qui nous situe sur un tout autre plan que celui d’une intériorité de sentiment. C’est bien moins un sentiment qu’un événement, et au-delà d’un événement, c’est une mise en situation. De quoi ? Eh bien du désir lui-même. Non pas du désir sexuel en particulier, mais de celui qui fait notre essence en tant que nous sommes des corps parlants. En existant dans un monde, nous nous tenons toujours pour ainsi dire à distance les uns des autres, séparés des êtres et des choses qui nous entourent, tant et si bien que naît à la faveur de cette séparation une tendance à vouloir les rejoindre, s’en approcher, s’en emparer, les posséder, bref, mêler pour ainsi dire notre substance aux leurs. Si le désir résulte de cette séparation, l’amour en est la conjuration éventuelle. Il espère annuler, ne serait-ce que l’espace d’un instant, le caractère fatal de notre séparation originelle.

L’amour est un miracle, dites-vous…

C’est l’impossible même. Je reprends à Georges Bataille son admirable définition du miraculeux : impossible, et pourtant là. L’amour est un événement à la faveur duquel le désir humain, qui ne sait jamais qui il est ni de quoi il est fait, se saisit enfin pleinement de lui-même.

Le premier mouvement du désir semble un peu narcissique. Vous dites qu’il est d’abord un recourbement, un retour à soi, un appétit de plus de soi…

Le désir vise secrètement un « qui » et non un « quoi ». En apparence il se porte vers quelque chose, en réalité il ne se porte que vers ce « soi-même » qui lui manque et dont il est en souffrance.

Est-ce là son secret ?

Oui, le désir cherche à s’augmenter de lui-même, à se renforcer, à s’affermir, à s’affirmer comme pour nier son indigence constitutive. Ainsi demande-t-il à l’objet vers lequel il tend de l’éclairer quant à lui-même, mais par là il ne fait rien d’autre que se confier à un leurre. Au départ, avant la transmutation à laquelle l’amour l’entraîne, le désir se présente en effet comme un presque rien, le creuset d’un manque qui répond à un vide. Aussi réclame-t-il d’un désir autre de le désirer en retour, afin qu’il trouve une certaine consistance en lui-même. Il lui arrive alors de la trouver grâce à cette forme de sollicitation qui peut en effet paraître narcissique. Certes, une forme d’amour de soi traverse le désir, mais ce n’est à cela que se réduit l’événement de l’amour. Il suppose que le désir se mette à désirer pour lui-même (ce « pour » est capital) le désir qui le désire. Ce « pour lui-même » désigne le vecteur de l’amour, son signe, sa source.

S’il faut une intrication des désirs pour que l’amour surgisse, est-ce à dire qu’il n’y a pas d’amour sans réciprocité ?

Il y a une réciprocité des désirs à l’origine de l’amour. Une intrigue, tragicomique s’il en est. Mais cet « échange » n’est absolument pas synonyme d’un amour partagé.

Assouvir un désir, c’est risqué, on peut le tuer…

C’est toute la tragédie du désir. Il vise en quelque sorte sa propre extinction dans la satisfaction. Alors que l’amour, lui, se soutient non pas d’une jouissance possible mais d’une réjouissance réelle qui est une forme de disposition à l’accueil d’un événement. En l’occurrence, ici, l’événement c’est l’amour. S’il réjouit, c’est qu’il libère le désir de la récurrence infernale dans laquelle il est pris.

Avec l’amour, le désir n’est plus aliénant…

On peut le dire ainsi. Je préfère parler d’un désir à l’état pur pour caractériser notre finitude d’êtres parlants, et d’un désir à l’état libre pour qualifier le désir amoureux.

Comment se transforme-t-il en amour ?

Lacan, qui s’est posé la question, avait parfaitement reconnu que les faits ne permettent pas de l’expliquer. Ce passage ne saurait être analysé comme un fait objectif. D’où la difficulté qu’il y a à décrire ce pas que le désir accomplit au-delà de lui-même et qui le fait accéder à un régime particulier, qui le requalifie si je puis dire en profondeur. L’amour naît de ce que le désiré devient, au regard du désir qui se porte sur lui, un être considérable.

L’amour est considération, mais qu’est-ce qui paraît tellement considérable ?

Il n’y a de considérable que ce qui est unique, comme il n’y a d’unique que ce qui est considéré. Telle est la grande leçon de l’amour. Le sort de l’amour se joue aussi bien dans la distance qui sépare la desideratio de la consideratio que dans celle qui sépare le singulier de l’unique. J’analyse longuement l’expression « tu es tout pour moi ». Elle s’apparente dans l’amour à un « pour moi tu es unique ». Au-delà de ta singularité, voilà que tu accèdes à cette forme d’unicité qui fait de ton être une totalité bornée, autant dire : un monde. Ce qui au demeurant ne signifie pas forcément « tu es pour moi la seule »… Si j’emploie exprès ces mots latins de consideratio et de desideratio, c’est parce qu’ils permettent, à les entendre, de sentir en quoi le désir et la considération se déploient comme deux branches s’étendant à partir d’un même tronc. Le considérable dans l’amour n’est donc pas l’être de l’autre, mais son unicité : le fait qu’il soit ou qu’il apparaisse soudain comme unique. Le particulier se métamorphose en une singularité absolument incomparable, qui n’a pas d’autre nom que l’unique. L’amour est un « abord » du nul-autre-pareil de l’autre, lequel m’apparaît comme unique non en vertu de sa qualité ou d’un complexe d’attributs fantasmatiques que je saluerais en lui, mais en tant qu’il est ce sans quoi mon désir ne serait pas désirable à lui-même. C’est en quoi il me prend alors de l’aimer pour lui-même.

Alors l’amour est une préférence ?

C’est toujours une élection, d’abord de ce désir autre puis l’amour est l’élévation de cette sélection à l’unicité absolue. La considération amoureuse n’est au fond rien d’autre que l’accomplissement du désir à l’état pur, l’accession de celui-ci à sa finalité secrète.

Vous dites que le temps fait tout à l’affaire…

L’amour place le désir qui le fait naître devant un horizon d’éternité. Les amants comparaissent devant l’éternité. Mais c’est là une éternité très particulière qui n’a rien à voir avec la suspension du temps ou sa durée infinie. C’est, pour reprendre une expression d’Alfred Jarry, une éternité développée, donc une éternité de développement. Les amants se rendent présents l’un à l’autre devant cette éternité-là, qui relève d’un développement à l’infini de ce qui se trouve éprouvé ici et maintenant. C’est ce qui permet de comprendre que l’amour ne trouve jamais sa mesure dans un « toujours » mais dans un « pour toujours ». Tel est le couple, s’il y en a. Il est cette création de l’amour qui a pour mission informulée de sauvegarder l’unicité de l’autre qui caractérise l’objet de la considération amoureuse. Le couple est l’invention d’un troisième terme, pour ne pas dire la naissance d’une troisième personne. Ce n’est pas l’addition de deux individus mais le produit du passage de la desideratio à la consideratio. C’est le gardien de la mise en situation du désir, auquel on prend soin au nom de la considération amoureuse qui le fait être. L’existence du couple n’est pas une affaire de durabilité ou de coexistence. S’il existe, c’est dans la mesure où il « incarne » cet exploit accompli par le désir de se dépasser lui-même. S’il fait naître un sentiment de responsabilité vis-à-vis non pas de l’autre mais de la sauvegarde de son unicité, rien ne garantit jamais que l’on puisse en être à la hauteur.

Que recèle la déclaration d’amour ?

Dans la reconnaissance de ce que le désir de l’autre nous procure, une dette est contractée. À ce titre, la déclaration d’amour cache secrètement comme une reconnaissance de dette. Mais cette parole, proférée ou non, se heurte à l’existence du désir dans le temps. La promesse qu’elle recouvre risque de se démentir. C’est là qu’il faut tenir le plus fermement à la distinction conceptuelle entre le « toujours » et le « pour toujours ».

« Je crois bien ne plus me reconnaître depuis que je t’aime », écrivez-vous.

Peut-être aurais-je dû ajouter à cette phrase : « et depuis que tu m’aimes ». Car l’amour transfigure l’amant autant que l’aimé en unique. Nous sommes tous particuliers, différents, mais personne n’est unique. Chacun ne le devient que par la grâce de l’amour. C’est à ce miracle que le désir - n’importe quel désir - aspire secrètement. Nous aspirons tous à être uniques. Aussi nous précipitons-nous dans les bras de l’amour.

Mais pour être touché par la grâce de l’amour, il faut en quelque sorte être prêt au désastre…

J’aime bien votre mot « désastre », car il est étroitement lié à la question du désir. Le désastre serait justement que l’on ne puisse plus se raccrocher à cet astre unique comme quoi se donne l’objet d’amour. Alors il arrive que sa clarté, que son irradiation s’éteigne.

Pourquoi un désir amoureux s’éteint-il ?

C’est une grave question. De même que l’amour repose sur une pure contingence, une rencontre qui aurait très bien pu ne pas avoir lieu, de même le désir peut se détourner de son objet. La question de la disparition du désir amoureux, qui obsède le courant et l’idéologie romantique, est un sujet que volontairement je n’ai pas abordé dans mon livre. J’entendais qu’elle surgisse à l’esprit du lecteur au terme de sa lecture. Au niveau si je puis dire du « pour toujours », l’amour ne rencontre pas de « fin ». Autrement dit, si l’on prend la mesure du désir amoureux dans un « toujours » ou un « sans cesse », il finira toujours par cesser. « Je t’aimerai toujours » est une phrase contradictoire. Si l’on aime, c’est toujours « pour toujours ».

Recueilli par Noémie Rousseau - Libération - 21 octobre 2016

Voir en ligne : Retrouvez cet entretien sur le site Libération

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