La colère de Christine Angot après Nice

« Eh oh, la gauche, réveillez-vous »

L’écrivaine a vécu à Nice de 1985 à 1992. Elle a commencé à y écrire. L’auteure de Rendez-vous, actuellement au Festival d’Avignon, réagit après l’attentat de Nice : « Eh oh la gauche, réveillez-vous. »

À l’heure où l’attentat de Nice s’est produit, Hollande était à Avignon, il venait de finir de dîner à l’Hôtel d’Europe, où certains artistes de l’édition du festival 2016 avaient été conviés, la satisfaction se lisait sur les visages du personnel et de la direction, les agents de sécurité gravissaient les escaliers, le doigt sur la couture du pantalon, jusqu’à 22h30. Ensuite, Hollande irait dans la Cour d’honneur, voir Les Damnés, spectacle mis en scène par Ivo Van Hove d’après le film de Visconti, au sujet duquel la presse est unanime et le public conquis, à part un ou deux pisse-froid dont je fais partie.

Le président de la République française, à peine quelques minutes avant l’annonce des 84 morts de Nice, s’apprêtait à y assister, n’expliquait-il pas à sa ministre de la Culture il y a peu comment il fallait nous parler. Sortir tous les soirs, nous dire que c’est bien, que c’est beau, comme aux enfants, il est beau ton dessin, pas besoin de l’aimer, de le prendre au sérieux encore moins. Et… qu’on ne me dise pas que je parle de culture dans un moment pareil alors qu’on a autre chose à faire, car : eh oh la gauche, oui je suis même prête à reprendre leur slogan ridicule, eh oh la gauche, c’est là que ça se passe, dans la culture, c’est là que les messages entrent dans la conscience et n’en sortent plus qu’après un travail que la politique n’est plus capable de faire de toute façon.

« Pourquoi vous fermez les yeux ? »

21h30, arrivée du Président dans le hall de l’hôtel. Je l’ai vu, je descendais les marches, je sortais. Il serre les mains des gens qu’il croise, Audrey Azoulay, derrière lui, sourit et serre les mains en disant combien elle est ravie. 21h45, début du dîner, en présence des invités culturels, on compte sur eux pour les votes, les prises de parole, les idées, et entretenir des espoirs quant aux nominations futures en cas de victoire. 22h25, fin du dîner. On avait précisé au personnel que tout devait être absolument terminé, dessert, café, avant 22h30, pas plus tard. Le Président s’apprête à rejoindre la Cour. Il fait froid depuis trois jours, la plupart des acteurs des Damnés jouent à moitié ou entièrement nus, même le public, qui est habillé, est frigorifié, mais fasciné, par le spectacle de cette famille de nazis, joué par la Comédie-Française, ponctué par la mort de ses membres, les uns après les autres, dont on recueille les cendres… Absolument, oui, les cendres, comme s’ils sortaient d’un four. Et à la fin, nous, le public, on se fait tirer dessus. À blanc. Mais le Président n’ira pas, il apprend que des gens à Nice se sont fait rouler dessus par un camion, puis mitrailler à balles réelles. Là, réunion dans un petit salon, photo vite fait avec le personnel de l’hôtel, départ pour Paris.

Mais, moi, je voulais juste dire une chose : Eh oh la gauche, réveillez-vous. Qu’est-ce que vous cherchez ? Pourquoi vous fermez les yeux ? Pourquoi vous trouvez formidable le spectacle d’une famille allemande nazie dont l’héritier tire à la kalachnikov sur le public français, par la troupe de la Comédie-Française, cet héritier, dont tout le spectacle vise à nuancer la culpabilité, par l’explication des drames qu’il a vécus, comme vous cherchez à nuancer celle des pauvres petits électeurs du FN qui souffriraient aussi, et celle de ces petits Français musulmans que la méchante société française n’a pas réussi à intégrer ? Faut-il tirer sur cette société française ? Tant pis pour elle, on lui tire dessus, allez, et allons-y, tirons sur cette bande de bobos de la Cour d’honneur.

« Apprenez à voir l’obscénité de certains discours y compris culturel »

Eh, oh, la gauche. Là, ça va. Réveillez-vous, arrêtez de vous laisser aveugler par des mises en scène au cordeau, d’une obscénité que vous n’êtes même plus capables de voir ni de condamner, obnubilés que vous êtes par la queue de Podalydès qui se vautre dans la bière comme si la transgression de la nudité vous empêchait de percevoir celle de la pensée. Incapables de condamner les damnés. Obsédés par votre devoir sécuritaire, le doigt sur la couture du pantalon que vous n’avez plus. Quel est le point commun entre cette famille de collabos nazie et celle des djihadistes ? Le mal ? La fascination ? L’obscénité ?

Quel est le point commun entre les spectateurs ravis qui se laissent tirer dessus à balles à blanc et ceux des journaux télévisés qui n’ont plus que leur émotion pour réagir, quand elle ne sera même plus là qu’est-ce qui va se passer, qu’est-ce qui va rester, et qu’est-ce qui apparaîtra ? Réveillez-vous eh oh la gauche. Écoutez ce qui se passe. Et apprenez à voir l’obscénité de certains discours y compris culturels. Eh oh réveillez-vous la gauche la droite les journalistes les citoyens les spectateurs, réveillez-vous, regardez, écoutez ce qui se dit, comment pouvez-vous applaudir debout le personnage d’un nazi calqué sur une silhouette de djihadiste à mitraillette qui vous tire dessus comme si ce n’était qu’un pas de danse artistique ? Comment ? Ou alors applaudissez, mais ne venez pas pleurer quand les balles deviennent réelles, et que l’humiliation le devient aussi.

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