Frédéric Worms

Les creusets de la démocratie

On voit bien ce qui peut susciter la dérision dans la Nuit debout comme dans les défilés du 11 janvier (2015) ou même (quoique personne n’y ait songé cette fois) dans celui de Bruxelles contre la terreur et la haine, lui-même différé pour cause de menaces d’attentat. Dans les deux cas, cela ne semble être aux yeux de certains que des réactions immédiates et affectives sans portée lointaine, sociologiquement vastes (en quantité) mais aussi limitées (en « diversité »), et que l’on pourrait accuser de se bercer d’illusions. Et, une fois de plus, les rieurs de s’en mêler.

Mais ce qui nous frappe le plus, c’est, au-delà des points communs entre ces deux mouvements, leur différence et, du même coup, quelque chose comme leur complémentarité. C’est comme s’ils représentaient les deux faces ou les deux expressions de notre réponse ou de notre attente, de notre réponse et de notre attente (encore à remplir et à satisfaire) face aux événements et à l’époque. D’un côté, des refus communs, obstinés, obstinément communs. Et de l’autre des désirs communs, nouveaux, des désirs de nouveau communs. D’un côté, face aux actes de violence extrême, une réaffirmation des principes par les corps ou plutôt par le corps qui les a institués et qui continue de les porter, on dirait presque à bout de bras et de voix, et de crayons, et de dessins, et d’affiches. Mais d’un autre côté, ce qui commence à se faire jour sous le signe paradoxal de la nuit, non pas simplement la nuit « blanche » (parfois instituée comme fête municipale) ni la nuit passée « à refaire le monde », mais qui passe du côté de l’action, de la discussion, de l’avenir et du « projet » avec des contenus encore, et heureusement, ouverts et imprévisibles.

On peut, certes, se rire de l’une et de l’autre « manifestation », comme si elles étaient creuses, alors que ce sont des creusets, qui appellent certes à être remplis, mais sans lesquels on ne peut rien faire. Mais ce qu’il ne faut pas oublier surtout, c’est de les relier l’une à l’autre, c’est que l’une n’oublie pas l’autre. Car quel serait le risque, dans le cas contraire ? Ce serait d’abord de croire qu’on peut avancer et créer sans la base désormais irréversible (quoique fragile au fond) de refus communs. Or, non seulement ces refus sont irréversibles en effet, mais ils sont la condition même des projets, enfin libérés de l’obligation d’être des horizons généraux (et qui sait radieux). Nous ne croyons plus aux projets quand ils deviennent des promesses, générales et radieuses, mais cela veut-il dire qu’on puisse se contenter de projets, aussi novateurs et libérateurs soient-ils, sans perspective (et politique) générale ? Or, il y en a une. Car ces désirs et ces projets sont sous-tendus par la profondeur des refus communs, qui leur fournissent un horizon et qui restent porteurs de tâches et de politiques toujours nouvelles, ce contre quoi ils se dressent (la violence, les discriminations, les abus de pouvoir) ne cessant de renaître aussi et obligeant donc à une lutte non pas seulement externe mais interne, intime. C’est la toile de fond des refus qui sous-tend le dessin des possibles.

Mais à l’inverse, ce qu’il faut dire aussi, c’est que les refus communs des grands défilés civiques portent en eux l’attente de créations et d’avancées concrètes, domaine par domaine et terrain par terrain ici et maintenant, et sans attendre. Et peut-être est-ce surtout ce qui se manifeste dans cette « nuit » où l’on peut voir aussi l’image d’un « fond » que l’on atteint et d’où l’on reprend pied pour repartir et recommencer. On aurait tort sans doute d’y voir l’attente d’un nouvel horizon global et plus encore d’un tel ou d’une telle qui en serait le porteur ou la porteuse providentiel-le. Mais l’attente ne porte-t-elle pas surtout sur la délimitation des points critiques du présent et des réponses à y apporter ? Cela n’est pas du tout pareil. Car, dans ce second cas, il faut repartir de l’expression et du problème manifestés pour construire l’analyse et la réponse au cas par cas, domaine par domaine, avec ou plutôt entre les acteurs et les interlocuteurs concernés. En ne se payant pas de mots. Et en critiquant aussi les mots, les discours, qui ont fini par grever chacun de ces domaines (l’éducation, le travail, tant d’autres), au point qu’en une vingtaine d’années une idéologie implicite s’est déposée sur eux comme sur des meubles ou des livres que l’on croyait intacts et qu’il convient maintenant de dépoussiérer et de rouvrir. Et de plus, on renouvellera ainsi le discours des refus communs lui-même, qui ne peut en rester aux principes face à la violence. Il faudra continuer à porter ces refus communs jusque dans les injustices qui n’ont pas encore été éclairées par eux, celles du présent, sociales, politiques, internationales, cosmopolitiques, mais aussi celles du passé, qui grèvent encore le présent et qui empêchent l’avenir. Il est donc vrai tout à la fois que nous savons à quoi nous en tenir et que tout reste à inventer. Mais, c’est dans la précision alors de ce que l’on crée au sein de ce que l’on refuse et de ce que l’on refuse, même dans ce qui se crée, que se renouera le lien le plus commun et le plus fort, dans une démocratie qui serait alors à la fois celle du jour et celle de la nuit.

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